Un vieux monsieur monte à bord du bus bondé. Lorsque celui-ci redémarre, il est projeté au centre du véhicule et trottine, jambes écartées. Sa posture, le sourire amusé sur ses lèvres et le bonnet en laine gris et rouge enfoncé sur son crâne lui confère quelque chose de comique. Un homme assis sur les strapontins latéraux tente de l’agripper au passage, mais trop tard, et il se dirige vers le fond du bus. Je suis déjà debout et viens à sa rencontre. Je l’attrape par le bras et tente, brinquebalant au rythme des secousses, un sac à un bras et mon p’tit vieux à l’autre, de le diriger vers mon siège désormais libre. Nous sommes deux, maintenant, à tanguer au milieu de tous et à en rire. Il plonge son regard bleu dans le mien et s’écrie « Je suis pris en charge par le plus beau chapeau du bus ! ».
J’éclate de rire et le hisse difficilement sur le siège. Il continue de me parler tout en clignant des yeux, on dirait vraiment un enfant, il a un regard plein de malice. Une sorte d’Albert Jacquard. Il me fait même rougir. « C’est vrai, vous êtes toute vêtue de couleurs printanières », continue-t-il. « C’est pour conjurer le mauvais temps ? »
« Exactement ! Le soleil, c’est dans la tête », je lui réponds, avec un clin d’ oeil. Et c’est vrai qu’à cet instant, dans ce bus à la lumière blafarde, il fait 35 degrés, on se croirait au bord d’une plage à siroter des cocktails. Même les gens autour de nous ont changé, ils nous écoutent, leurs yeux sourient. La jeune femme brune à ma gauche a ôté ses écouteurs et se marre franchement.
Il pointe un doigt vers le ciel : « Vous n’avez pas oublié, de toute façon, que le soleil brille toujours, au-dessus des nuages ? » « Je ne l’oublie jamais ! » Il continue de s’émerveiller sur mon chapeau de feutre gris, je plaisante sur son bonnet de lutin. Après quelques instants, je tourne la tête, un peu embarrassée et puis, à l’arrêt suivant, un autre homme s’arrête devant moi avant de descendre et me dit quelque chose de très gentil. Un échange qui n’arrive jamais dans la foule parisienne, sauf pour ceux qui ouvrent leurs yeux et leurs oreilles.
Exactement le genre de choses dont je t’ai parlé, Ain, en buvant un verre avec toi à Paris Carnet, avant que tout le monde n’arrive.
Je croise le regard de la jeune femme brune et lui lance « Décidément, c’est ma soirée, faut pas que je rentre chez moi, je vais appeler les copains et sortir ! ». Elle acquiesce. Le vieux monsieur est maintenant plongé dans un journal, plongé c’est le mot, il a le nez collé dessus et les yeux écarquillés. Mon arrêt approche, je me penche vers lui, juste assez pou sentir une vague odeur d’urine, et lui souhaite une bonne soirée. Il soulève son bonnet.
Je ne suis pas ressortie ce soir-là. J’avais eu mon content de chaleur humaine. J'ai pensé avec un sourire que peut-être, il aurait aimé rencontrer ma mémé aux chaussettes aubergine. Elle aurait abandonné sa canne pour s'appuyer sur son bras et leurs jambes cagneuses auraient arpenté de concert les trottoirs parisiens.
Ne croyez pas les gens, moroses, qui vous disent que les grandes villes sont inhumaines et que la solidarité n’existe plus. Arrêtez juste de fixer le bout de vos chaussures et vous vous rendrez compte que les miracles n’en sont pas. C’est vous qui les faîtes.